Fil d'ariane

Est-ce que les objectifs à décentrement sont encore utiles?

Depuis l’époque de l’argentique, je trimballe dans mon sac photo quelques optiques Nikon « à décentrement » et certaines « à bascule et à décentrement ». Notons en préambule que la fonction de décentrement permet de capturer une autre zone dans le cercle image que celle centrée. A ne pas confondre avec le défaut de centrage qui affecte des objectifs abimés.

Dans mon sac photo

Ma première acquisition a été un PC-Nikkor 35mm f/2.8 (PC pour perspective control)  pour de l’architecture et des panoramas (en collant les images obtenues en post-prod). La deuxième acquisition a été un PC-Nikkor 28mm f/3.5 à décentrement qui complète le 35mm pour les photos d’architecture. Et c’est tout ce qu’on pouvait trouver chez Nikon avant le numérique.

Parallèlement au 35mm, j’ai toujours utilisé la chambre Sinar (films, Pola, puis dos numérique) qui propose aussi le décentrement (avant et arrière), ainsi que le basculement des objectifs ou du plan film (plan du capteur). J’ai acheté au début des années 2000 un PC Micro-Nikkor 85mm f/2.8 D (première génération) à bascule et décentrement croisés, qui m’autorise à rapidement réaliser des prises de vues en studio au full frame et ainsi augmenter la rentabilité du travail que j’effectue normalement à la chambre. Concrètement, c’est surtout la bascule que je recherche sur cet objectif macro pour des prises de vues commerciales, et non pas le décentrement…

Enfin, après avoir longtemps hésité avec un 24mm, j’ai finalement acheté un PC-E Nikkor 19mm f/4 ED pour compléter ma gamme d’optiques d’architecture. Cette dernière optique bien plus récente a un décentrement et une bascule totalement indépendantes.

Ça c’est pour les optiques natives: je peux bien entendu mettre une batterie d’optiques grand angle sur la Sinar et utiliser le décentrement pour certaines prises de vues, bien que la mise en œuvre soit trop longue, laborieuse voire compliquée pour une utilisation efficace en extérieur à l’heure actuelle.

Au temps de la correction numérique

Le titre complet de l’article devrait être « Est-ce que les objectifs à décentrement sont encore utiles à l’ère du numérique? » En effet, que faire d’une collection d’optiques à décentrement (tellement spécifique) dès lors que l’on peut actuellement facilement prendre une image avec un objectif normal, puis corriger les perspectives dans n’importe lequel des programmes de développement et de retouche d’image?

Bon, c’est la théorie (et aussi une notion d’économie) de croire que Photoshop ou Lightroom peuvent tout résoudre d’un simple clic: dans la réalité, il y a quand mêmes des avantages à utiliser un objectif à décentrement à la prise de vue.

  1. Si les perspectives sont redressées directement à la prise de vue, il n’y a pas de perte de pixels dûe à un recalcul postérieur. Donc l’image finale devrait être meilleure. Mais comme on ne diffuse que des images de petite taille, ça se discute.
  2. Si on opte pour une intervention digitale en post-production, il faut prévoir de la marge pour permettre une déformation en trapèze sans perte d’information. Sans cette marge, une partie de l’image va se retrouver hors-cadre suite au traitement. Donc prévoir un ultra grand angle là où on aurait travaillé avec un grand angle à décentrement. Les ultra grands angles pourraient amener d’autres déformations qui ne sont pas heureuses en photo d’architecture.
  3. La correction « en trapèze » par le biais d’un programme numérique corrige sur le long côté du quadrilatère, mais a aussi une incidence sur toute l’image, soit un tassement du côté court. L’optique à décentrement en gardant les plans parallèles à la prise de vue ne provoque pas une telle déformation.
  4. Et enfin, si l’on doit livrer une image brute, autant qu’elle soit déjà totalement correcte.

Calculer le cercle image et l'angle de champ

Je proposais au point 2 du paragraphe précédent de travailler avec une optique ayant un angle de champ plus grand pour avoir une certaine marge de manœuvre en post-prod. Finalement c’est le principe de l’optique à décentrement qui n’ouvre qu’une certaine fenêtre dans un cercle image de plus grande taille. S’offrent à nous alors deux options que nous allons comparer:

  1. incliner l’optique, puis corriger en post-prod, ou
  2. garder les plans parallèles et retailler l’image au format final.

Le plus simple est de commencer par faire un test.  En partant du principe que (toutes) les optiques Nikon à décentrement ont un débattement latéral et vertical de 11mm de chaque côté, on obtient un cercle image qui doit contenir au minimum un rectangle de 58mm de côté [= 36mm augmenté de 2*11mm] par 46mm [= 24mm augmenté de 2*11mm].

A partir de là, on se livre à une petite séance de calculs pour connaître au final l’angle de champ que couvre ce cercle image, et à quel objectif 24x36mm correspond le même angle. Parés? On commence par Pythagore pour trouver la diagonale de ce rectangle, qui correspond au cercle image: √(46^2+58^2) = 74mm.

Ensuite, on passe par l’arctangente (ou l’inverse de la tangente) pour connaître l’angle a, F étant la longueur focale de notre objectif. Pour trouver l’angle complet, il faut multiplier par deux le calcul fait sur un triangle, soit
angle = 2*atan(demi-diagonale/focale).

Donc pour le 85mm, avec 37mm de pied (demi-diagonale), on obtient un angle total de 47.1°. Le calcul est le suivant: a=2*atan(37/85). Je calcule ensuite pour le 35mm => 93.2°, pour le 28mm => 105.8° et finalement pour le 19mm => 125.7°.

La partie qui vient sert à déterminer à quelle focale en 24x36mm correspond cet angle de champ. On renverse la formule et, comme on connaît l’angle, on passe par la tangente:
focale = demi-diagonale*tan(angle/2).

On trouve la diagonale du format 24X36 par Pythagore, soit √(24^2+36^2) = 43.7mm, donc pour le calcul d’un angle de 47.1° on trouve F=43.7/2*tan(47.1/2)=50°. J’applique la formule pour les autres optiques et je me retrouve avec les correspondances suivantes:

Au cercle image du 85mm PC correspond une focale de 50mm en 24×36.
Au cercle image du 35mm PC correspond une focale de 20mm en 24×36.
Au cercle image du 28mm PC correspond une focale de 16mm en 24×36.
Au cercle image du 19mm PC correspond une focale de 11mm en 24×36.

Je vous mets ci-dessous un calculateur en ligne pour que vous puissiez calculer vous-même votre angle en fonction du format de votre cercle image.

Passons à la pratique

Je vais appliquer la systématique suivante pour les séries d’images de test:

  1. prendre une image redressée du bâtiment avec l’optique à décentrement (plans parallèles) = image de référence
  2. prendre une image inclinée du bâtiment avec l’optique à décentrement en position normale
  3. prendre une image inclinée du bâtiment avec l’optique correspondante
  4. prendre une image redressée du bâtiment avec l’optique correspondante (plans parallèles)

Ce qui donne cette série d’images brutes pour les couples 35mm – 20mm et 28 – 16mm:

La suite passe par le redressement et/ou le recadrage des autres images de la série, en se calant sur l’image de référence, afin d’obtenir des clichés les plus similaires possible indépendamment de la taille ou de la résolution.

Pour y arriver, j’importe l’image de référence en calque dans l’image à corriger, et je place quatre repères qui se croisent sur des points spécifiques et facilement identifiables. Ensuite, je note les quatre points sur l’image à corriger (calque séparé, lié) et je modifie l’image pour faire correspondre ces quatre points avec les intersections des repères. Puis je recadre selon le calque de référence (sélectionner, puis image > recadrer). Et pour la dernière image qui a déjà les plans parallèles, je me contente d’un recadrage. 

Placement des repères sur le calque de référence
Correction en trapèze du calque en faisant converger les 4 points spécifiques avec les intersections des repères
En rouge, la zone de recadrage correspondant à l'image de référence au 35mm.

Une fois corrigées, nous obtenons les images suivantes:

Toutes ces images corrigées s’approchent de manière très correcte de l’image de référence. On a juste une perte d’information dans les clichés des optiques à décentrement redressées, ce qui est normal; pour contrer ceci, nous avons pris de la marge dans les autres images avec des angles de champ plus grand (trop grand en fait). Si le fichier natif de l’image de référence fait 7360x4912px, le fichier recardé à partir du 20mm aux plans parallèles ne fait plus que 4098x2736px. La surface de l’image a donc subi une perte de 2/3, ce qui est considérable, mais le fichier fait tout de même 11.2MP!

L’image originale que j’ai dû déformer le plus est celle du 20mm qui pointe vers le haut. Toutefois, les algorithmes de Photoshop sont tellement bons que l’image est très correcte, même dans les coins.

Par conséquent, l’argument qui supposait que l’image serait fortement altérée par la déformation en trapèze est erronée à mon sens.

Après modification, zoom à 200% sur le coin le plus défavorable.

Poursuivre dans la démarche des plans parallèles

Sans utiliser d’optique à décentrement, on voit que le recadrage d’une image réalisée avec les plans parallèles donne un excellent résultat, mais un fichier trop petit. Or par le biais d’une fonction récente de CameraRaw, on a la possibilité de « développer » notre image initiale en super résolution. La fonction « accentuer » s’obtient lors de l’import d’une image RAW dans le programme précité. Il suffit alors de choisir l’option « super résolution » pour créer un fichier quatre fois plus grand que l’original. En procédant de cette manière, nous obtenons un fichier recadré de 8176×5457 px, soit une surface d’image presque 1/3 plus grande que l’original! Pas de quoi se plaindre.

Fonction "accentuer" dans CameraRaw
Accès à la super résolution
Taille du fichier recadré à partir de l'image du 20mm, plans parallèles, développé en super résolution

Quelle autre utilité pour une optique à décentrement?

Concrètement, pas beaucoup. Deux fois dans ma carrière, j’ai dû photographier la vitrine d’un commerce pour des clichés publicitaires. Pour éviter de refléter le photographe dans la vitrine, il suffit de se déplacer un peu latéralement et de décentrer l’objectif horizontalement. J’ai toujours trouvé que cette perspective biaisée avait quelque chose de dérangeant; d’autres solutions existent (filtre polarisant, correction du voile, etc.), mais tout ce qui est fait à la prise de vue n’est plus à faire ensuite.

Sinon, le panorama de très grande taille: on décentre horizontalement à droite, puis à gauche et l’on active la fonction fusion panorama de CameraRaw pour le montage automatique. Cela présente plusieurs avantages:

  1. avec une seule optique, on obtient un plus grand angle de champ. En l’occurence, il correspond dans l’image ci-dessous à un 11mm.
  2. le cliché final aura un nombre de pixels supérieur qu’un cliché réalisé par un plus grand angle, ramené au même format panoramique. Celui ci-dessous fait 12346x4950px, soit 57MP.
Panorama composé de 3 clichés réalisés au 19mm PC. Décentrement de +11mm de chaque côté.

Conclusion

Oui, les optiques à décentrement sont encore utiles. Mais comme on l’a vu, les solutions numériques actuelles pour contrer les déformations sont très performantes.
On n’a pas parlé de prix, mais un 19mm PC est annoncé à 4000.- CHF, ce qui n’est absolument pas rentable à moins de travailler exclusivement dans la photo d’architecture ou immobilière. La solution la plus efficace consiste donc à travailler au très grand angle (Nikkor 14-24mm p.ex.), de réaliser la prise de vue en gardant les plans de capteur et du bâtiment parallèles, puis d’activer la super résolution sur CameraRaw et de ne développer que la partie recadrée. Le fichier final sera grand et de bonne qualité.

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